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Une crise peut en cacher une autre (après la dette, la monnaie)

En attendant l’arrivée d’un vaccin ou d’une cure contre le COVID-19, le re- démarrage de nos économies promet d’être lent et chaotique, l’environne- ment mondial restant probablement ponctué de confinements perlés et de frontières partiellement fermées. La crise du COVID-19 révèle cependant que nos finances publiques ne sont absolument pas prêtes à affronter un recul du PIB de 8 % en 2020, dans un scénario optimiste. Si le gouvernement français est solidaire du reste du monde pour lutter contre le virus, il est lié à la BCE pour éviter de sombrer financièrement.

Nous partons avec un handicap, celui de faire partie du camp des mauvais élèves au sein de la zone euro. Nous combinons la plus forte dépense publique avec 57 % de la richesse créée et une dette importante de 100 % du PIB. L’arrivée du coronavirus a révélé l’im- mense détournement des ressources publiques par des administrations pléthoriques du secteur de la santé au détriment des personnels soignants. L’État a laissé ses hôpitaux dans le dénuement total et abandonné les EHPAD. La désorganisation de l’offre de soins et son incapacité d’adaptation viennent de l’obésité bureaucratique généralisée. La France n’a pas mieux réagi à la pandémie que l’Italie et l’Espagne, deux pays également surendettés.

L’économie française va subir le même choc que le reste du monde. De nombreux secteurs vont devoir durablement cesser tout ou partie de leur activité (aéronautique, transport aérien, hôtellerie, parcs d’animation et salles de spectacle...). Faillites et reconversions seront le lot de très nombreuses entre- prises dans un contexte de ralentissement du commerce mondial. Les chaînes d’approvisionnement resteront fragiles et des pénuries apparaîtront. Contrairement à la crise de 2008 qui avait commencé par elles, banques et assurances seront fragilisées en dernier par les difficultés rencontrées par leurs clients, entreprises et ménages

Les Français vont subir une baisse de leur pouvoir d’achat et une hausse du chômage malgré l’effet amortisseur de notre modèle social. L’effondrement des rentrées fiscales et la hausse des dépenses sociales ont déjà amorcé le creusement rapide des déficits. Plans d’aides aux entreprises en difficulté, recapitalisations et nationalisations possibles amplifieront la tendance. L’annonce d’une dette augmentant de 15 points de PIB est donc très optimiste : la « petite » crise de 2008 avait fait grimper la dette de plus de 600 mil- liards... L’État français va devoir stop- per l’incendie à coup de centaines de milliards d’euros, ce qui pose le problème d’aléa moral du récipiendaire, sans garantie que la manœuvre, en outre, suffise.

Même si nous empruntons encore à des taux d’intérêt nuls ou négatifs, notre accoutumance aux déficits et à la dette, même en période de croissance, se traduit par une incapacité chronique à exercer un budget à l’équilibre — sans même parler d’excédents — depuis maintenant 45 ans. Cette addiction nous fera rembourser notre dette actuelle avec de nouvelles dans un avenir proche. Si les taux remontent d’ici là, le poids des intérêts deviendra tel que le gouvernement en place n’aura d’autre choix que d’augmenter massivement les impôts tout en coupant dans l’urgence dans nos dépenses publiques, les retraites et les aides sociales.Si la Grèce génère aujourd’hui des excédents budgétaires, c’est parce qu’elle y a été forcée. Nous sommes assis sur une bombe au moment où une nouvelle tempête se lève.

Voilà pourquoi la déferlante à venir de dettes de pays déjà surendettés comme le nôtre oblige la BCE à interve- nir. Sans elle, la correction du marché obligataire est inéluctable et nous pro- met des taux d’emprunt à des niveaux insoutenables. Ce que nous avons connu avec la Grèce n’est rien à côté de ce qui nous pend au nez dans ce scénario, au même titre que l’Italie et l’Espagne. Les pays trop endettés ont pris la planète au piège avec eux. C’est pourquoi la BCE a déjà annoncé des plans d’achat massifs de leurs dettes. Le bilan de la banque centrale avait déjà doublé pour une raison similaire depuis la crise de 2008 à 4.500 milliards, passant de 20% à 45%du PIB de la zone euro ! Cette création de monnaie centrale avait porté la hausse de la dette des pays membres passée de 70% en 2008 à plus de 92% du PIB de la zone euro en 2015 avant de redescendre à 84,9% fin 2019 (à 10.000 milliards d’euros environ). La BCE va sans doute devoir le doubler à nouveau la taille de son bilan pour passer à 90%, voire plus de 100% du PIB de la zone euro.

Mais jouer avec la monnaie et les taux d’intérêt n’est pas neutre. C’est une boussole guidant les citoyens dans leur vie courante, les entrepreneurs et les investisseurs dans leurs choix. Elle fixe la notion de valeur relative des biens et services, du logement, de l’épargne, des plans d’investissement. Ces dernières années ont vu se constituer des bulles qui ont commencé à déformer ces rapports. Le prix du m2 à Paris et dans certaines villes s’est déconnecté de l’évolution des revenus des Français. Sous l’impulsion des politiques monétaires, la valeur des dettes publiques s’est envolée, faisant lourdement chuter leurs rendements et entraînant dans leur sillage les autres actifs financiers. Cet écrasement des rendements agit comme un gigantesque pousse-au-crime, obligeant les investisseurs à prendre toujours plus de risques dans l’espoir de trouver des rendements acceptables ou ne serait-ce que positifs.

Le piège de l’argent facile octroyé par les banques centrales se refermera sur les entreprises. L’excès de monnaie disponible et les taux bas en ont incité un grand nombre à ignorer les mécanismes de précaution contre les risques majeurs pour recourir à un levier excessif de crédit. Emprunter beaucoup était le seul moyen de relever leur profitabilité dans un nouvel environnement de rendements quasi nuls. Cette fuite des capitaux vers des actifs de plus en plus risqués a entretenu un minimum de rendement en prenant un risque maximum. La crise que nous vivons met donc toutes ces entreprises en danger. Combien auront demain une activité et un rendement suffisants pour rembourser leurs emprunts ?

Les banques centrales ont ouvert la boîte de Pandore. Comprenant ce danger, elles ont commencé à reprendre à leur bilan la dette et les emprunts de trésorerie des grandes entreprises plus ou moins bien notées. En plus d’être les créancières des États, par- fois des États aux finances mal notées comme la Grèce, elles se transforment un peu plus en banques commerciales classiques, prenant à leur charge des risques qu’elles n’ont jamais appris à gérer. Où s’arrêtera le curseur entre l’activité de banques dont le métier est le crédit et les banques centrales chargées de préserver la stabilité de la monnaie ? La monnaie créée pour soutenir des entreprises ou des États défaillants restera bien à leur bilan.

« Les Cigales ayant chanté tout l’été, se trouvèrent fort dépourvues quand le Covid fut venu ». Les débats entre pays rigoureux et laxistes se retrouvent au sein de la Banque centrale. Jusqu’à l’arrivée de Christine Lagarde à la tête de l’institution d’émission, Mario Draghi a imposé une politique très accommodante, même quand l’environnement économique aurait permis de reconstituer des munitions par la remontée des taux et la réduction de son bilan. Les appels à la rigueur des représentants de l’Allemagne et des pays du Nord n’ont pas abouti. Les pays laxistes l’ont emporté auprès d’une BCE complice de leurs dérapages. La crise actuelle va aussi tester la résilience de l’Union européenne avec les appels des Ci- gales jusqu’ici à exiger des Fourmis qu’elles financent demain leur insouciance des dernières années.

Personne n’imagine les États capables de rembourser leurs dettes. Leur possible monétisation par la banque centrale constituerait alors une forme d’imposition déguisée par la dévaluation implicite de la valeur unitaire de la monnaie rapportée à la valeur des biens et services produits. L’afflux de monnaie centrale favorise en premier l’endettement public et par conséquent les États. A travers les banques commerciales, les bénéficiaires suivants sont les grands groupes internationaux bien notés, puis les plus petites entre- prises et, enfin, les ménages. Ce processus de sauvetage des États fait des gagnants et des perdants.

L’inflation et/ou les taux négatifs pénalisent l’épargne (fonds de retraite et assurance vie ces dernières années), les bulles favorisent ceux qui réalisent des leviers pour investir dans les secteurs qui en bénéficient (immobilier et action ces dernières années par exemple).Sauf qu’à ce stade, personne ne peut prévoir comment évoluera l’économie mondiale. L’arme monétaire doit être utilisée mais en connaissance de cause. Ses conséquences s’annoncent plus périlleuses que lors de la crise de 2008. Assisterons-nous au renforcement artificiel des bulles en cours ou au contraire à une déflation des actifs financiers ? Allons-nous connaître une résurgence de l’inflation et dans quelle proportion ?

Les ménages et les PME (premières pourvoyeuses d’emplois) seront les derniers à bénéficier de la politique monétaire. Les banques centrales veulent d’abord sauver les Etats et leurs administrations. Certes, la « monnaie hélicoptère » distribuée aux ménages peut tenter d’adoucir les effets de la crise, au risque d’amplifier la distorsion monétaire déjà importante à leurs yeux. Dans un environnement anxiogène, le bouleversement de leurs repères monétaires (coût de la vie, logement, placements) risque de susciter une défiance irréversible envers la monnaie. Si la confiance tombe trop bas, la société pourrait se tourner vers des modes de production et de transaction évitant le recours à la monnaie et, par conséquent, à l’Etat.Nous avons tous les ingrédients d’une explosion dans un environnement politique instable.

Le glissement vers la monétisation de la dette ne permet plus aux citoyens de « constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi, et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée » conformé- ment à l’article 14 de la Déclaration des Droits de l’Homme. Les paramètres de cette imposition déguisée sont trop techniques et obscurs pour être même compréhensibles par les représentants des Français envers lesquels l’État doit en principe rendre des comptes en toute transparence. Les gouvernements insouciants nous ont poussé au bord d’un gouffre social, puis économique, maintenant monétaire. Et peut- être même politique avec la défiance montante des citoyens à l’égard du monde politique.

Les banques centrales ont contribué à rendre « accrocs » à la dette les pays déficitaires de façon chronique. Leur politique monétaire accommodante devait rendre les réformes nécessaires indolores afin d’éviter les réactions électorales trop fortes. Comme d’autres, la France a préféré acheter du temps à crédit « bon marché » et repousser la modernisation de ses administrations nécessaire dans un monde plus agile et plus rapide, mais sans pour autant apaiser les populismes. D’où un blocage de la normalisation monétaire depuis 2015. L’inquiétude a sans doute gagné les banques centrales qui découvrent ô combien il est difficile de rentrer l’édredon dans la valise après l’en avoir sorti.

La BCE doit revenir à son mandat initial de stabilité des prix lorsque le risque systémique sera passé. Les États membres ne doivent plus attendre de la banque centrale un encouragement à vivre de déficits et par conséquent à repousser les réformes nécessaires.

La BCE va devoir afficher une ligne très ferme de rigueur monétaire dès que nos économies auront retrouvé des couleurs. Un plan de réduction de son bilan et de remontée du niveau d’exi- gence qualitative dans le choix des actifs acquis ou acceptés en collaté- ral devra être détaillé avec des étapes précises en fonction du retour de la croissance dans la zone euro.

Au-delà du retour au bon sens éco- nomique, c’est aussi une question de démocratie.