Depuis au moins vingt ans, les plans de réforme de l'État se succèdent sans le moindre succès ! Tous officiellement inspirés par le New Public Management, cette école de pensée qui propose des recettes pour réformer les administrations publiques, largement pratiquées au Canada et en Nouvelle-Zélande. La crise du coronavirus et l'incapacité de l'État à agir donnent l'occasion de dresser un bilan de ces innombrables tentatives d'améliorer la productivité des services de l'État, dont les seuls résultats ont été une augmentation de la dépense publique et d'une diminution de la qualité de son service.
Nous voudrions soutenir ici que l'échec du New Public Management tient à l'oubli de l'une de ses prescriptions fondamentales : la réforme des ressources humaines, et singulièrement la réforme du statut applicable à la haute fonction publique, qui ont systématiquement été évitées en France, sont le seul point de départ possible pour une réforme de l'État.
Nous nous centrerons tout spécialement sur la réforme du statut de la haute fonction publique.
Pourquoi réformer la haute fonction publique
On ne reviendra pas ici sur les multiples stratégies que la haute fonction publique a déployées depuis l'adoption de la LOLF, au début des années 2000, pour appliquer les principes du New Public Management à tout le monde sauf à elle-même. La longue histoire des prétendues réformes de l'ENA, qui étaient autant d'os à ronger pour que les pouvoirs publics puissent croire que les choses bougeaient sans que rien ne bouge réellement, en atteste.
L'enjeu est de savoir si l'élite administrative actuelle, si sa doctrine d'application, sont encore adaptées aux exigences d'un État moderne, et si non, comment les réformer.
En posant la question de l'adaptation, de l'adéquation des élites administratives aux missions de l'État, on y répond déjà. Le naufrage de l'État dans l'affaire du coronavirus, son incapacité jusqu'au-boutiste à servir le public, son obsession de l'asservir à un carcan réglementaire obsolète, permettent de mesurer l'écart qui sépare notre haute fonction publique et la mission qu'il doit délivrer aux citoyens.
Tous ces points font bouillir depuis longtemps une opinion publique irritée par des échecs parfois anecdotiques, mais visibles au quotidien. L'incapacité des préfectures à délivrer des cartes grises dans des délais raisonnables, par exemple, les blocages réguliers du site de la CAF qui gère les déclarations d'emplois à domicile, illustrent pour tout un chacun l'obsolescence de l'État en France, et surtout l'indifférence des hauts fonctionnaires pour ces dysfonctionnements de service. Comme si servir le public n'était pas sa mission essentielle.
Dans ce contexte négatif, l'affaire des masques FFP2 non commandés, du déclenchement tardif de l'alerte au coronavirus, des contrôles tatillons en tous genres qui paralysent le pays, sonnent comme autant de confirmations de ce que beaucoup pressentaient jusque-là : la haute fonction publique est incompétente. Elle se préoccupe plus de réglementation et de contrôle tous azimuts que de service public.
Inutile, donc, d'espérer réformer l'État sans commencer à balayer le haut de l'escalier. On pourra réformer tant qu'on voudra, si la hiérarchie n'est pas compétente, le réforme échouera.
Comment réformer la haute fonction publique ?
Pour résumer un propos qui mériterait d'être approfondi, discuté, et probablement modéré, il faut aujourd'hui transformer une haute fonction publique attachée à la verticalité, à la norme, et soumise au politique, en une haute fonction publique soumise au public et capable de délivrer un service de qualité dans un univers horizontalisé par les réseaux sociaux. Les amateurs de photographie diront qu'il faut passer du format portrait au format paysage.
Cette révolution dans le paradigme de la haute fonction publique ne sera sans doute pas une opération facile, tant la noblesse de robe qui tient le pays est coriace et bien décidée à ne pas se laisser faire. Au-delà d'une inévitable épuration de ses cadres les plus toxiques (on pense ici, par exemple, aux responsables du syndicat de la magistrature qui ont officiellement transformé le service public judiciaire en joujou idéologique), c'est le principe du statut de la fonction publique lui-même qui pose problème pour les emplois clés de l'administration "administrante".
Pour quelle raison un directeur d'administration centrale incompétent (et il en est un grand nombre) est-il, lorsqu'il est révoqué en Conseil des Ministres, automatiquement reclassé dans un corps d'inspection où il peut finir sa carrière en coulant des jours heureux avec une rémunération de 10.000 € par mois ? Imagine-t-on encourager un haut fonctionnaire à prendre des risques pour être efficace, quand l'application de la doctrine du "pas de vague", quand le laxisme au quotidien, lui garantissent la popularité dans son service, et une rémunération très confortable en cas de problème ?
On voit bien ici que la garantie de l'emploi est un verrou à faire tomber si l'on veut voir accéder aux postes-clés des personnalités capables de réformer, de rationaliser, et au besoin de trancher dans le vif pour améliorer le service public.
La question centrale de la garantie de l'emploi
Lorsqu'il est arrivé au pouvoir, Emmanuel Macron avait annoncé qu'il examinerait les 400 postes-clés des administrations centrales, et qu'il recevrait personnellement les 400 directeurs pour une sorte d'entretien d'évaluation. Bien entendu, il n'en a rien fait, pas plus qu'il n'a osé supprimer le recrutement direct des grands corps à la sortie de l'ENA, qui permet de propulser des jeunes gens bien nés de 24 ou 25 ans sans expérience managériale, à des fonctions critiques.
Pourtant, l'intuition était bonne. Schématiquement, l'État est tenu aujourd'hui par quelques centaines de hauts fonctionnaires qui sont tout puissants dans leur département, et y font barrage à l'intervention des élus, mais aussi du peuple souverain. En soi, que les administrations de l'État, et singulièrement les administrations centrales les plus sensibles comme le Trésor ou le Budget, soient tenues par de véritables patrons, est une affaire qui se plaide. Encore faut-il que ces "patrons" soient contrôlés par le peuple souverain, et qu'ils soient compétents (la loyauté faisant partie des critères de la compétence).
L'obstacle au contrôle est ici celui de l'impunité : étant entendu qu'il dispose de la garantie de l'emploi, le haut fonctionnaire se place au-dessus de sa mission de service public. Et s'il lui arrive d'être révoqué en Conseil des Ministres, il attend au chaud un changement de ministre pour espérer une nouvelle nomination.
Pour briser ce cercle vicieux, il faut priver les directeurs d'administration centrale de la garantie de l'emploi. En cas de révocation, ils doivent purement et simplement être licenciés de la fonction publique et indemnisés par Pôle Emploi.
Cette mesure simple découragera bien des candidatures d'incompétents ! Et elle dégonflera très vite la baudruche de la courtisanerie politique, passage obligé aujourd'hui, qui consiste à s'encarter politiquement et à passer en cabinet ministériel pour être nommé directeur par un ministre à qui on a ciré les pompes.
Qui doit juger de la compétence des hauts fonctionnaires ?
Ce dispositif serait bancal s'il ne s'accompagnait d'une réforme radicale des critères d'évaluation des hauts fonctionnaires. Sur ce point, ceux-ci ont obtenu de rester responsables devant leur ministre, quand la LOLF plaidait pour une responsabilité devant le Parlement.
Le découpage du budget de l'État en missions et en programme (depuis la LOLF) permet d'ailleurs de créer l'équivalent de ce que les entreprises appellent des "Business Unit" : des entités isolables dont chacun peut analyser les résultats. En principe, les indicateurs de performance qui doivent mesurer l'efficacité de chacune de ces "BU" sont une première façon d'informer le Parlement sur la qualité du service délivré.
Nous proposons que, à l'avenir, ces indicateurs de performance soient choisis par le Parlement, voire par un appel au peuple direct (comme Internet le permet), et que les directeurs d'administration centrale soient garants de leur bonne tenue. Pour formaliser ce rendu des comptes, un cycle d'audition serait organisé à la Commission des Finances de l'Assemblée et du Sénat (qui pourraient siéger en commun), à chaque printemps. Les directeurs d'administration centrale deviendraient ainsi directement responsables devant le Parlement, de leurs réussites et de leurs échecs.
Le Parlement aurait la faculté de voter pour le licenciement des directeurs qui échouent à mettre en oeuvre la politique adoptée l'année précédente. Ce licenciement ne serait pas automatique : le vote des parlementaires serait transmis au ministre, qui devrait expliquer pourquoi il ne l'applique pas, s'il décide de ne pas l'appliquer.
Cette responsabilité directe des directeurs d'administration centrale devant la représentation nationale, assortie d'un vrai risque de perdre son emploi, modifierait en profondeur la donne actuelle et constituerait la meilleure façon de reprendre le contrôle de la technostructure.
Ajoutons, pour compléter ce tableau, que la commission mixte des Finances pourrait constituer un comité de rémunération qui fixerait les émoluments à verser aux directeurs.
L'impact attendu de cette réforme en profondeur
Aujourd'hui, une grande partie de l'inertie administrative, de l'insuffisance du service public, s'explique par la culture du "pas de vague". Mieux vaut un fonctionnaire médiocre qui maintient l'État à bas régime, qu'un fonctionnaire compétent qui fait grincer les dents en réformant.
La responsabilité directe des hauts fonctionnaires devant le Parlement vise à inverser cette tendance et à récompenser les managers vertueux. Nous sommes convaincus qu'il ne faudra pas plus de dix-huit mois pour que des résultats fulgurants apparaissent.