L'auteur

Protection des libertés et institutions

Les situations de crise sont révélatrices de la solidité ou de la fragilité des libertés dans un État de droit. Force est de constater que l’état d’urgence sanitaire n’est pas de nature à rassurer l’observateur. 

Après quelques tâtonnements, les pouvoirs exceptionnels de l’article 16 de la Constitution ayant été étrangement évoqués -alors même que ses conditions n’étaient à l’évidence pas remplies- et le Code de la santé publique dans ses dispositions existantes ayant d’abord été mobilisé, il a finalement été décidé de créer par la loi du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19 un nouveau chapitre dans le Code de la Santé publique intitulé  « état d’urgence sanitaire ».

Sur cette base, le Premier ministre a été habilité à limiter de manière considérable différentes libertés : circulation des personnes et des véhicules, mise en quarantaine, mesures de placement et maintien en isolement, fermeture de catégories multiples d’établissements recevant du public et des lieux de réunion, limitation et interdiction des rassemblements sur la voie publique et des réunions, réquisition de biens, services et personnes, mesures de contrôle des prix, limitation de la liberté d’entreprendre.

Certes, la nouvelle loi précise que ces diverses limitations de la liberté n’ont pour but que de garantir la santé publique, qu’elles doivent être strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu, qu’il y est mis fin sans délai lorsqu’elles ne sont plus nécessaires et qu’elles peuvent faire l’objet de recours d’urgence devant le juge administratif. S’en est suivi un prurit de textes d’application qui n’a guère fait polémique, alors même que la bureaucratisation est en temps normal volontiers brocardée...

En revanche, de multiples critiques ont été émises, notamment par de nombreux constitutionnalistes, sur le principe même du recours à l’état d’urgence sanitaire. Sans qu’il y ait évidemment d’accord total entre les divers spécialistes, on s’est interrogé sur la pertinence d’une législation d’exception ou encore sur la nécessité de modifier le Code de la santé publique alors qu’il existait déjà plusieurs mécanismes de législation d’exception. Quant à la nouvelle loi, plusieurs limitations de libertés, à commencer par les mesures temporaires de contrôle des prix, se sont révélées, comme toujours en pareil cas, contre-productives, la limitation du prix des gels hydroalcooliques amenant dans un premier temps à une pénurie du fait de l’effet désincitatif de la me- sure pour les producteurs.

Mais ce sont surtout les mécanismes de contrôle de la loi qui ont fait tiquer. Le fait que des mesures exorbitantes du droit commun soient parfois employées pour résoudre une crise fait l’objet d’un assez large consensus -mais pas d’une unanimité loin s’en faut-. Il n’en demeure pas moins que des garde- fous suffisamment solides doivent exister. Ceux-ci prennent classiquement quatre formes différentes : l’opinion publique, éclairée par la liberté de la presse, sous le contrôle du Parlement et sous la garantie de recours juridictionnels. Or, on ne peut que constater en l’espèce la faiblesse de la fonction législative et l’insuffisance de la fonction juridictionnelle.

Le Parlement a donné presque un blanc-seing au Gouvernement et, à court terme du moins, tant le Conseil constitutionnel que le Conseil d’État ont été accusés de faire peu ou prou le jeu de l’exécutif. Ainsi, dans sa décision du 26 mars 2020, le Conseil constitutionnel a déclaré conforme à la Constitution la loi organique d’urgence en dépit d’une violation indiscutable et indiscutée de sa procédure d’adoption avec une motivation tout aussi lapidaire et inquiétante : « Compte tenu des circonstances particulières de l’espèce »...

Quant au Conseil d’État, il a rejeté la quasi-intégralité des premières dizaines de recours d’urgence, écartelé qu’il s’est trouvé entre la sauvegarde d’une liberté à laquelle une atteinte grave et manifestement illégale aurait été portée, et le fait de passer pour un « gouvernement des juges » dans des matières délicates qui relèvent a priori du politique et du scientifique.

De manière autrement fondamentale, l’état d’urgence sanitaire a une nouvelle fois mis en lumière les particularités du régime français : la toute-puissance du président de la République dans le cadre d’un type de régime parlementaire unique au monde -le régime parlementaire à présidence forte, du moins lorsqu’il y a concordance entre la cou- leur politique du chef de l’État et celle de la majorité à l’Assemblée nationale-. Cette prépondérance peut être considérée comme un avantage considérable justement en cas de crise, mais elle accuse le caractère centralisateur et bureaucratique du régime dont la pertinence également en cas de crise peut être contestée.

Ne faudrait-il dès lors pas mettre fin à l’exception française en matière de régime politique ?

L’alternative est la suivante. Instaurer pour la première fois en France, après le raté de 1848, un véritable régime de type présidentiel, dans lequel le chef de l’État élu au suffrage universel direct garderait d’immenses attributions mais auquel ferait face une fonction législative dotée à tout le moins de larges capacités de contrôle et ce, sous la surveillance d’une Cour suprême prestigieuse et respectée. Ou bien plutôt conserver un régime de type parlementaire en effaçant la prépondérance du président de la République au profit du Premier ministre ce qui au demeurant ne nécessiterait même pas de révision constitutionnelle, mais une simple lecture différente du texte actuel-, soutenu par une majorité à l’Assemblée nationale, sous le contrôle non seulement d’une forte opposition dotée d’un véritable statut, mais encore d’une Cour constitutionnelle composée essentiellement de juristes aguerris et aux profils divers en capacité de faire respecter strictement les libertés.

Même si la matière est fort délicate et complexe, les caractéristiques des législations d’exception et beaucoup plus largement celles de l’état d’exception pourraient être modifiées, si l’on décidait de les conserver. Nous ne serions pas en terrain vierge puisque après le politologue Carl Friedrich, l’économiste et « prix Nobel d’économie » Friedrich Hayek a suggéré en 1979, d’une part, que l’autorité chargée de déclarer la crise soit distincte de celle chargée d’assumer les pouvoirs d’exception et, d’autre part, qu’elle puisse mettre fin à ces pouvoirs ou les limiter à tout moment. Quant au constitutionnaliste américain Bruce Ackerman, il a pensé en 2004 à un mécanisme de super-majorité qui mettrait la fonction législative au centre du processus en lui donnant la capacité d’autoriser les pouvoirs exceptionnels à bref délai avec des renouvellements éventuels d’autorisation à tout aussi brefs délais mais –et là est la subtilité- avec la nécessité d’une majorité croisante de parlementaires à chaque fois.

Ne faudrait-il pas dès lors stopper ce mouvement continu sous la Ve République qui confie à la fonction exécutive les pouvoirs antérieurement dévolus au Parlement de mise en œuvre des pouvoirs exceptionnels ?

Surtout, les pays voisins du nôtre per- mettent également à l’exécutif de dis- poser de pouvoirs accrus -que l’on songe à la puissance du Premier ministre britannique ou à celle de la Chancelière allemande- sans pour autant que les autres fonctions s’effacent. Or, en France, les activités parlementaires ont été pour la plupart suspendues et l’opposition parlementaire a été à peine audible, alors même que le contrôle du Parlement aurait dû être particulière- ment strict. La loi d’urgence sanitaire n’a d’ailleurs même pas été soumise au Conseil constitutionnel !

Quant aux tribunaux, ils devraient eux- aussi -à commencer par la juridiction judiciaire plutôt que la juridiction administrative puisqu’elle est constitutionnellement gardienne de la liberté individuelle- exercer une fonction de contrôle dans le cadre de recours d’urgence non seulement existants mais encore efficaces. Bref, c’est toute la « monarchie républicaine » à la française qu’il convient de repenser. 

Enfin et surtout, si un État de droit est suffisamment solide, le risque d’une législation d’exception ne se manifeste pas tant à court qu’à moyen et long termes.

En effet, ce qui est à craindre d’abord, comme l’expérience le prouve en matière pénale tout particulièrement et avant tout en matière de terrorisme, c’est que certaines dispositions prises pour les temps exceptionnels fassent l’objet d’un entérinement par une législation ultérieure prise cette fois pour les temps normaux. Ce qui est à craindre ensuite, c’est que la multiplication -récente- des épisodes de crises pour les motifs les plus divers – maintien de l’ordre, émeutes urbaines, terrorisme, épidémie maintenant, environnement demain ?− ne finisse par habituer la population à des législations d’exception. L’exceptionnel se transformerait en normal avec un phagocytage plus ou moins accéléré de nos vies, de nos libertés et de nos propriétés. Il faudra donc être particulièrement vigilant pour que les mesures du 23 mars 2020 cessent vraiment d’avoir effet en même temps que prend fin l’état d’urgence sanitaire, conformément d’ailleurs aux propres termes de la loi.

En substance, nous proposerons dans l’optique d’un respect drastique des libertés :

  • De mettre fin à l’exception française que constitue notre régime de « monarchie républicaine » ;
  • D’encadrer les pouvoirs exceptionnels et les états d’urgence en assurant la réalité des contrepoids législatif et judiciaire ;
  • Et de supprimer de manière définitive les mesures prises en vertu de la loi d’urgence sanitaire dès la fin de la crise en interdisant par la suite leur entérinement dans la loi pour les temps de non-crise.